Que reste-t-il de nos rêves ? Ceux d’avant le web marchand, les fakes news, la bêtise et la haine en ligne ? Ceux qui faisaient de l’Internet originel la victoire rêvée de la connaissance et de l’intelligence collective ?
Pas grand-chose est-on tenté de dire à la lecture de cette biographie d’Aaron Schwartz, mort pendu, épuisé par les poursuites engagées contre lui par le FBI pour avoir téléchargé en masse des articles scientifiques – accessibles gratuitement – à partir des serveurs du MIT. Son suicide « représente l’intelligence décapitée, un message sans équivoque à tous ceux qui auraient le malheur de vouloir s’affranchir de leur sort d’individu conditionné », écrit Flore Vasseur.
Pourtant, cela n’aurait pas dû se passer ainsi. Co-fondateur de Reddit, Aaron Swartz avait le génie précoce. Dès 14 ans, il participe à la création du flux RSS, mais aussi des licences Creative Commons. « À 19 ans, l’une de ses créations l’a rendu frêle millionnaire. À l’abri, il s’est méfié peu à peu de son seul pays, Internet. Il a tenté de nous alerter : derrière le miroir aux alouettes se joue une bataille de tranchée pour ce qu’il reste de la liberté, de notre capacité à penser. L’économie de marché a massacré relation, nature et air libre. Nos cerveaux sont les derniers territoires à brûler. Le silence des algorithmes remplace peu à peu le bruit des bottes. Il les installe », alerte sa biographe.
Du partage de la connaissance à la modification des consciences
Dans un monde idéal, un exemplaire de Ce qu’il reste de nos rêves devrait accompagner la vente de chaque appareil connecté. Pour rappeler à ceux d’entre nous nés avec un smartphone entre les mains que le web d’aujourd’hui a bien peu en commun avec celui des origines.
En 1993, lorsque la première page web est publiée, l’ambition de Tim Berners Lee, son créateur, est de permettre le partage universel de l’information scientifique. Vingt ans plus tard, le web sert avant tout à « construire des téléphones ou des applications capables de modifier croyances et comportements humains ». C’est aussi cela que rappelle Flore Vasseur, avec au passage quelques formules hurlantes de tristesse et de vérité . Florilège :
- « Travailler pour les Gafa, les Google, Amazon, Facebook, Apple, la startup nation, tout cela, a longtemps été considéré comme le summum de la réussite. L’élection de Trump effondre la Silicon Valley, car elle la démasque ».
- « La défaite de la pensée est rentable ».
- « Les marchands d’attention remplace les marchands de sommeil ».
- « Le monde n’a jamais produit autant de diplômés, l’humanité autant de stupidité ».
- « Le grand rapt de l’intelligence ».
« Ne pas laisser entrer les criminels ici »
Dès 2000, le juriste Lawrence Lessig, professeur à Stanford et Harvard, proche soutien de Swartz, écrivait dans son article de référence « Code is law » « qu’Internet tomberait entre les mains des plus offrants, in fine, les multinationales et le gouvernement. Espace de création et de liberté, il servirait l’asservissement des populations ». Nous y sommes.
Que valent les rêves et les idéaux face à la soif de domination des plus déterminés ? Cette question se pose en filigrane tout au long de la lecture. Un court passage du livre est particulièrement éloquent. Quelques mois avant sa mort, alors qu’il séjourne à Washington, Aaron se pose au pied du Capitole et lance, sûr de lui, à ses amis : « Ils ne laissent pas entrer les criminels ici ». Quelques années plus tard, le Capitole est pris d’assaut par des suprématistes blancs gavés de bêtise et de réseaux sociaux. Quatre ans après, Trump inaugure son second mandat en prêtant serment à l’intérieur même du bâtiment.
Pourtant la défaite n’est pas totale. L’âme de Swartz continue de planer sur le web. En France, elle s’exprime par exemple à travers des initiatives comme L’esprit critique, la récente et magistrale mise en garde de Salomé Saqué, ou encore la qualité du travail d’influenceurs comme Hugo Décrypte ou Gaspard G. qui maîtrisent parfaitement les réseaux et réinventent les codes du journalisme.
Ce qu’il reste de nos rêves, Flore Vasseur, Editions des Équateurs, 2019.
Pour aller plus loin
Et maintenant que faisons-nous ? Dans son dernier ouvrage, paru en novembre 2024 chez Grasset, Flore Vasseur s’interroge sur les nouveaux possibles qui s’ouvrent à nous pour tenter de créer un nouveau rapport au monde, au temps, à soi et aux autres.
Meeting Snowden. Le documentaire que Flore Vasseur a consacré à Edward Snowden.
Rencontre avec Snowden. Pièce de théâtre inspirée du documentaire, qui se joue jusqu’au 5 avril 2025, à la Folie Théâtre à Paris.