ricci/forte : une soif insatiable d’exploration

En l’espace de quelques années, le duo de dramaturges italiens Stefano Ricci et Giani Forte s’est imposé comme une valeur incontournable du théâtre transalpin. Acclamés chez eux, mais aussi de Moscou jusqu’en Amérique Latine, ils demeurent moins connus en France. Olga a eu l’occasion d’échanger avec ces artistes sans concession, par ailleurs directeurs de la Biennale Teatro di Venezia jusqu'à l'été 2024.

Olga : Vous avez l’habitude de convoquer les grands textes classiques, voire antiques, de Virgile, à Christopher Marlowe en passant par le poète tragique grec Eschyle. En quoi ces œuvres parlent-elles encore aux hommes de notre temps ?

ricci/forte : Tout au long de ces années de travail et de notre parcours artistique en perpétuelle transformation, nous nous sommes interrogés sur le sens qu’il y a à “faire du théâtre” aujourd’hui. La redécouverte de la dimension éthique de l’homme, au centre de nos recherches, nous a conduit vers la cellule primitive du théâtre : la tragédie grecque. Or nous ressentions depuis longtemps l’exigence de nous rapprocher du Père. Nous n’employons pas le terme de Père au hasard : dans l’un de nos spectacles – DARLING (hypothèses pour une Orestie) – nous mettons en scène notre égarement de survivants d’une époque vulgaire, vouée aux relations superficielles. Dans sa trilogie, Eschyle conseillait à l’homme d’abandonner les Dieux pour se fier à un ordonnancement social et au jugement des autres hommes. Mais cette structure publique qui devrait nous rendre meilleurs, où est-elle ? Déçus par toutes les organisations gouvernementales – la Justice n’est pas la même pour tous –, et privés de tout contact avec le Ciel, nous ne retrouvons plus notre chemin. Voilà pourquoi ce besoin de contact avec une force tellurique, animale, ténébreuse et – finalement – civique reprend le dessus. Les interrogations d’Eschyle trouvent un écho dans les nôtres, pour tenter de jeter les bases d’une nouvelle Renaissance. 

Olga : Précisément, la mise en scène de Darling s’appuyait sur un décor très spectaculaire, alors que votre travail se caractérise plus souvent par une plus grande sobriété de moyens. Pourquoi ce choix ?

ricci/forte : Dans le cas de Darling, la présence d’un container authentique de presque 10 tonnes s’est avérée très rapidement nécessaire. Chez Eschyle prédomine la séparation entre l’espace public, cœur des débats de la polis, et l’espace privé, où les masques tombent, révélant les cruautés les plus insoupçonnables. Aujourd’hui, même s’il existe encore des cellules familiales comme les Atrides, ce n’est plus sur les vendettas traditionnelles que nous nous focalisons en tant qu’artistes. Nous partons plutôt en quête du sens de la précarité, et de cette épave “gouvernementale” que nous habitons. Nous sommes comme les survivants d’une catastrophe naturelle qui a annihilé le moindre souvenir d’une structure étatique. Nous devons et pouvons reconstruire un monde nouveau. Quelles bases et quelles limites édifier pour retrouver notre dignité d’hommes ? Les terriers pour se cacher, les chenils bourgeois où faire semblant que tout va bien, tout cela n’existe plus. Voilà pourquoi nous avons choisi d’utiliser un énorme container, qui est assemblé, démonté puis détruit à la fin du spectacle par la force des quatre performers, Anna Gualdo, Giuseppe Sartori, Piersten Leirom et Gabriel Da Costa. Aucune maisonnette des trois petits cochons ne pourra nous préserver du souffle du loup : nous devons affronter le Réel pour le redessiner.

Olga : Vous avez également travaillé récemment sur deux auteurs phares de la littérature italienne du XXe siècle : Giuseppe Tomasi di Lampedusa, l’auteur du Guépard, et Pier Paolo Pasolini. 

ricci/forte : Comme dans une camera oscura, où le rayon de lumière arrive par un trou minuscule et créé des images floues en apparence mais avec une profondeur de champ illimitée, nous essaierons de nous plonger dans les univers linguistiques de ces deux grands auteurs italiens. Les visions et les mots suggérés par la réverbération de leurs œuvres, les mots nouveaux venus de la rigueur des mondes qui nous ont précédés, nous serviront de pilier pour approcher cette zone émotionnelle et éthique que nous essayons de sonder durant la création d’une performance. Un contact partagé avec le public, un voyage au centre de son univers. L’essence du Guépard est concentrée dans une phrase du roman : “il faut que tout change pour que rien ne change”. L’immobilisme, l’avenir qui frappe à la porte, la surdité et la peur du changement sont les crochets auxquels est crucifiée depuis longtemps notre nation italienne. Nous tenterons de retrouver notre chemin dans cette mystification continuelle qui broie les objets, les personnes et les idéologies et laisse dans le sous-développement un pays jadis terre d’accueil d’autres horizons de civilisation. Les chacals, les brebis et les hyènes qui habitent l’Italie d’aujourd’hui, en se croyant porteurs d’un sel nouveau, seront disséqués comme dans un gigantesque atlas d’anatomie comparée. C’est le Teatro Biondo de Palerme qui produira ce spectacle.

Comme une autre tesselle de la même mosaïque, l’univers de Pasolini et son sens critique à l’égard d’une société agonisante sera la rampe de lancement pour une nouvelle investigation, produite par le CSS d’Udine et intitulée DERNIER INVENTAIRE AVANT LIQUIDATION : une métaphore de la commercialisation de l’âme, vendue en solde ou bradée chez H&M. 

Olga : Au cours des dernières années, vous avez travaillé assidûment en Russie, où vous avez monté des pièces de votre répertoire avec des castings russes. D’autres projets y sont-ils prévus ?

ricci/forte : “A Moscou, à Moscou !”… comme le chantaient les trois sœurs de Tchékhov. Après l’heureuse expérience de 100% Furioso, une performance intégralement moscovite tirée de l’un de nos spectacles italiens, nous retournons régulièrement en Russie pour de nouvelles aventure. Nous avons par exemple adapté récemment le roman Nous autres, d’Eugène Zamiatine, un pivot de la littérature soviétique. Produit par le Gogol Center Theatre, que dirige le très éclairé Kirill Serebrennikov, ce spectacle mettait en scène 20 performers russes et affrontait la métaphore de la privation et de l’homicide de la liberté de pensée. Inspirateur d’Orwell et de son 1984, Zamiatine raconte dans Nous autres les engrenages d’un gouvernement totalitaire. Avec notre propre méthode expressive, nous avons voulu bâtir un univers régi par des lois mathématiques, brusquement bouleversé par l’arrivée soudaine d’un sentiment : l’amour, qui détruit tous les chronomètres. Est-ce vraiment un futur de science-fiction ? Cette performance traitait de la standardisation et des dégâts du conformisme : une respiration qui part du poumon russe pour devenir poumon européen.

Olga : On imagine mal que votre regard à 360° sur le monde se cantonne à une forme expressive unique. Êtes-vous tentés par d’autres domaines que la performance théâtrale ?

ricci/forte : La curiosité a toujours été notre qualité essentielle, c’est elle qui a uni nos différences et permis de fonder l’ensemble ricci/forte. C’est elle encore qui nous a empêchés de nous figer aux arrêts de bus d’un succès facile, en continuant de sonder le sens de notre pérégrination intellectuelle. Le Théâtre a été évidemment notre étrave, mais les rafales de nouveaux mistrals guident nos timons. Par exemple, notre premier film a reçu l’estime et l’attention de deux productions, française et italienne. La volonté de nous mettre à l’épreuve avec des moyens d’expression différents nous a aussi mené au Théâtre Lyrique Expérimental de Spoleto, pour une œuvre lyrique “de chambre” que nous avons écrite. C’est le génial musicien italien Andrea Cera qui en a composé la musique : dans cette pièce intitulée A CHRISTMAS EVE, nous affrontions le thème des violences conjugales à travers le bel canto. 

Le dua de dramaturges italiens Stefano Ricci et Giani Forte

Retrouvez la programmation théâtrale de la Biennale di Venezia 2024 sous la direction de ricci/forte.

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