Paul Lynch : « Chaque livre a sa propre musique »

Pour son cinquième roman, Prophet Song, l'écrivain irlandais Paul Lynch a reçu le Booker Prize 2023, l'un des prix littéraires les prestigieux au monde. Autour de la figure centrale d'une mère de famille, Prophet Song raconte l'histoire angoissante d'une Irlande qui s'abandonne au régime violent et dictatorial d'un gouvernement d'extrême-droite. En véritable découvreuse de talent, Olga avait interviewé Paul Lynch à l'occasion de la sortie de son premier roman, Un ciel rouge, le matin. Rencontre avec l'un des grands écrivains du siècle.

Olga : Vous êtes à présent un écrivain reconnu, lauréat de l’un des prix littéraires les plus convoités en monde. C’est une véritable consécration, dix ans à peine après la publication de votre premier roman, Un ciel rouge, le matin. Quelles sont les raisons qui vous ont conduit à faire une entrée aussi fracassante en littérature ?

Paul Lynch : Moi qui ne regarde pas souvent la télévision, un jour qu’elle était allumée, j’ai vu un documentaire sur des événements que presque personne ne connaissait : en 1832, des Irlandais avaient émigré en Pennsylvanie pour travailler sur un chantier de chemin de fer, nommé Duffy’s Cut. Trois mois plus tard, ils étaient morts. Certes, le choléra sévissait, mais il n’expliquait que 60 % des décès. Tout porte à croire que les autres ouvriers avaient été assassinés. Cette histoire, longtemps étouffée, a captivé mon imagination, car elle surgissait de nulle part, pour ainsi dire du vide du temps. Elle m’a semblé constituer un matériau très puissant pour un écrivain, qui cherche à pénétrer la texture des choses, leur richesse philosophique, symbolique et émotionnelle. J’avais le sentiment de connaître ces Irlandais émigrés, qui portaient les mêmes prénoms que mes camarades d’école. Je savais que je devais écrire sur ce sujet, mais comment ? J’ai laissé cette question de côté, puis un jour, pendant un trajet en bus, je me suis dit subitement : «  Il est temps de commencer ». C’était très effrayant, car je n’avais jamais écrit de livre auparavant.

Olga : Que faisiez-vous avant de devenir écrivain ?

Paul Lynch : J’étais journaliste et critique de cinéma. Je me suis d’abord occupé du travail des autres pendant des années. Et puis un jour, arrivé à la trentaine, j’ai soudain réalisé que le moment était venu, que si je ne le faisais pas, je le regretterais toute ma vie. Peu importait que je ne sois pas bon et que cela doive prendre dix ou vingt ans avant que je le devienne ! Je devais me mettre au travail ! J’ai d’abord commencé par écrire des nouvelles. Un ciel rouge, le matin n’est venu que six mois ou un an plus tard, à partir de cette histoire très particulière que je viens de vous raconter.

Olga : Pensez-vous que votre travail de critique de cinéma ait pu encourager votre démarche d’auteur ?

Paul Lynch : Tout à fait. Il m’a d’abord enseigné la discipline. Écrire tous les jours pour un journal constitue un excellent entraînement pour devenir un bon écrivain. Vous avez des deadlines à respecter, 2000 ou 3000 mots à produire chaque semaine. Ensuite, le fait de visionner tant de films m’a apporté un regard analytique. J’ai appris à comprendre les mécanismes de la narration. Encore plus que la lecture, c’est la critique de film qui a charpenté et amélioré cette partie de mon esprit, et qui m’a permis de m’atteler à l’écriture d’une œuvre de fiction.

Olga : Un ciel rouge, le matin se distingue notamment par la puissance évocatrice que vous accordez à la nature, ce qui vous confère une place à part dans le paysage contemporain de la littérature européenne.

Paul Lynch : L’évocation de la nature renvoie effectivement au romantisme du 19ème siècle. Je suis intéressé par cette période où régnait l’idée du sublime, où le fait d’écrire devait vous emporter pour vous donner l’expérience d’une totalité, et où le pouvoir de la nature vous dépassait. J’ai essayé d’obtenir cela dans mon écriture. Je ne savais pas que cette tendance existait en moi avant de commencer à écrire. Mais l’histoire que je raconte exigeait cette attention accordée au paysage.

Le paysage de Donegal (NDLR : Comté du nord de l’Irlande, marqué par les tourbières et les lacs) dans le roman, a été recréé à partir de mon imagination. Lorsque j’y vivais, je trouvais ce paysage ennuyeux et banal. Mais soudain, en imaginant mes personnages le traverser, plusieurs temps sont apparus dans le roman : le temps ancien, immuable et éternel, et le temps des personnages au moment de leur existence. Le paysage est alors devenu primordial. Trop de romans, aujourd’hui, sont obsédés par la psychologie des personnages. Pour ma part, j’ai préféré que ce soit d’abord l’évocation des paysages qui reflète l’humeur de mes personnages. La façon dont Coll Coyle regarde les montagnes, la rivière, suggère ses sentiments. Le son des mots qui décrivent l’eau coulant sur des rochers peut révéler la paranoïa de mon héros.

Olga : Quelle est votre méthode d’écriture ?

Paul Lynch : Je travaille chaque phrase jusqu’à sa perfection, jusqu’à ce qu’elle devienne évidente, inévitable, et porte son propre ADN. Pour moi, chaque phrase doit découler naturellement de la précédente. Je veux avoir l’impression, en relisant, que j’ai perdu le contrôle de la phrase, que le langage m’a emporté, que je me suis oublié dans la langue. Quand ce n’est pas le cas, alors ce n’est pas assez bon. Je réécris, et réécris sans cesse. Cinquante, cent fois ! L’art d’écrire, c’est d’abord l’art de réécrire. Hemingway avait une très célèbre formule à ce sujet : « le premier jet est toujours de la merde ». Même les premiers brouillons de Shakespeare ne devaient pas être terribles !

« C’est le livre qui m’apprend ce qu’il veut être, moi j’expérimente »

La réécriture de chaque morceau, un par un, jusqu’à ce qu’il soit parfait, c’est comme des fondations que vous consolidez. J’ai peut-être passé six mois sur les 10-20 premières pages, car elles devaient imprégner l’ensemble du livre. C’était essentiel. Chaque livre a sa propre musique. C’est le livre qui m’apprend ce qu’il veut être, moi j’expérimente. Je commence donc à écrire lentement et quand je perds la musique, je reviens au début et je relis. Puis je continue. Et ainsi de tout de suite. Je n’oublie jamais la musique du livre.

Olga : Vous rencontrez un grand succès dans les pays anglo-saxons, et tous vos ouvrages sont traduits en français. Ne craignez-vous pas que la traduction dénature ce long processus d’écriture ?

Paul Lynch : Quand vous êtes écrivain, vous devez accepter que le livre traduit s’inscrive dans une forme de dualité. Il demeure à la fois le vôtre, mais devient aussi celui de votre traducteur. Les versions en langue étrangère de mes textes appartiennent finalement à mes traducteurs, qui, d’un certain point de vue, réécrivent le livre. Il n’existe d’ailleurs jamais de traduction parfaite. Je compare tout le temps différentes versions de poèmes en anglais, et elles varient toujours énormément. Pour les écrivains, c’est une très bonne leçon à apprendre.

Je me souviens qu’un article dans le New York Review Of Books présentait cinq versions traduites en anglais d’un même poème italien. Elles étaient toutes si différentes, c’était incroyable ! Certaines traductions de grands auteurs sont obsolètes, je pense à Tolstoï, par exemple, ou à Balzac qui est traduit dans une langue très démodée. Il est nécessaire de renouveler les traductions. Même Proust, en anglais, a posé des problèmes pour sa traduction. La meilleure solution est donc un compromis entre différentes traductions

Olga  : Vous avez cité Hemingway, Shakespeare, Tolstoï, Proust, tous des géants de la littérature mondiale. Quelles sont vos influences ?

Paul Lynch  : Certaines influences sont visibles dans mes livres ; d’autres sont plus diffuses. L’esprit de Cormac McCarthy plane à la surface du texte. Mais plus en profondeur, là où se jouent les énergies du livre, on peut deviner également l’influence de Don DeLillo, de Saul Bellow, et d’un livre mexicain incroyable, Pedro Páramo de Juan Rulfo, l’un de mes romans préférés. Je l’ai lu six ou sept fois, et son incroyable richesse ne cesse de se révéler à moi. Je lis aussi beaucoup de poésie, surtout lorsque je dois peaufiner. Parfois, quand vous écrivez de la prose, vous pouvez être emporté par l’histoire et oublier combien il est important d’être précis. La poésie enseigne la précision ! J’adore Gerard Manley Hopkins, un poète anglais qui joue merveilleusement avec la langue. A dix-sept, dix-huit ans, j’adorais aussi T.S Eliot, Yeats. Ces poètes ont tracé le chemin pour ma propre écriture. Je suis aussi influencé par le cinéma et par la peinture. Je me rends tout le temps au musée, où je prends des photos de scènes, de détails inédits qui accrochent mon regard. Je m’en suis fait une bibliothèque sur mon ordinateur, qui m’inspire. Quand j’écris, je vole des choses tout autour de moi, des visages intéressants dans la rue, dans le bus à Dublin, et je prends des notes.

Olga : Pensez-vous qu’il existe aujourd’hui une soif, un désir de récit dans la société ?

Paul Lynch : Oui, fondamentalement. Je suis d’ailleurs très intéressé par le travail de Daniel Kahneman, un psychologue, également prix Nobel d’économie. Son ouvrage Les deux vitesses de la pensée a révolutionné le domaine de la psychologie. Ses travaux montrent comment le cerveau saisit intuitivement, et sans cesse, l’information tout autour de lui, créant de la causalité en permanence, et par conséquent des croyances, des illusions, etc. Notre cerveau semble être fait pour créer des histoires à partir du monde dans lequel nous sommes immergés. Le récit est un exemple raffiné de ce procédé. Voilà peut-être pourquoi nous aimons autant les histoires.

Je pense aussi que nous avons besoin de sortir de nos propres vies, de nous projeter dans d’autres personnes et personnalités. Le roman est le moyen le plus parfait pour se voir comme un autre. Cela nous attire, car il est impossible, en tant qu’être humain, de se mettre véritablement à la place de l’autre, ou d’atteindre la pleine vérité d’une époque. Mais le roman nous donne la possibilité d’avoir plus d’empathie, de mieux comprendre le monde. Il n’est donc pas surprenant que ce désir de récit soit si puissant.

Propos recueillis par

Sophie Royère

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