Roméo Castellucci : « Le théâtre est un champ de bataille »

Quel plaisir pour Olga d’être reçue par Roméo Castellucci , le grand metteur en scène italien. Cet artiste majeur, réputé comme l’un des plus grands créateurs européens, présente ici sa vision de l’art et du théâtre.

Vous parlez du théâtre comme d’une force, mais aussi une étrangeté offrant un océan de possibilités.

Roméo Castellucci : Pour moi, le théâtre est un champ de bataille, une zone de conflit et de combat. En disant cela, je me place dans la perspective des origines du théâtre occidental. Non pas pour des raisons nostalgiques ou archéologiques, mais parce que cette origine structure la nature même du théâtre. C’est pourquoi mon travail comporte toujours une référence à la tragédie grecque, entendue comme discipline. De mon point de vue, la tragédie grecque est une étoile polaire, fixée sur l’horizon comme un point de référence. Son héritage est consigné en nous. C’est le drame, le combat, la guerre, la division. Bien sûr, ce sont des mots négatifs, ce qui constitue d’ailleurs un énorme problème, car le théâtre et l’art occidental en général ont toujours trouvé leur racine dans le mal, la douleur, la déshumanisation. Probablement parce qu’il s’agit là d’une technique homéopathique. Le théâtre est souvent vécu comme porteur de sous-entendus, mais ce n’est pas vrai. Au contraire, cette étrangeté est peut-être la nature même du théâtre.

Est-ce pour cette raison que vous évoquez l’idée du trou noir à propos de votre travail ?

Roméo Castellucci : La négativité constitue selon moi un fondement créatif, mais pas entendu dans un sens pessimiste, même si l’anthropologie de la tragédie est totalement pessimiste. Le trou noir, le chaos, deviennent une occasion de création plutôt que de destruction. Je parle du chaos qui précède la Genèse plutôt que l’Apocalypse. À cet égard, le champ du théâtre est pour moi celui de LA possibilité, pas d’une possibilité, mais bien de LA possibilité. C’est la démonstration qu’un autre monde est possible et qu’il repousse devant nous les frontières la réalité, qu’il la suspend pendant la durée du spectacle. Or pour suspendre la réalité, il faut produire un autre réel. C’est là que se situent le conflit et la contradiction intime de ce rapport à la création, qui repose aussi sur la destruction. Le trou noir est donc une image condensée de ce rapport ambivalent et ambigu à la création. Tout est collapsé. Tout disparait. D’ailleurs, le théâtre est surtout une expérience. Il ne consigne aucun objet. Une fois que le rideau se ferme, que reste-il ? Rien, si ce n’est dans la mémoire du spectateur. Tout est donc extrêmement fragile. C’est probablement pour cela que le théâtre est l’expression artistique la plus proche de la vie.

On se souvient de la réaction qu’a provoquée il y a une dizaine d’années en France votre spectacle Sur le concept du visage du fils de Dieu auprès d’une frange très catholique de la population. Quel regard portez-vous aujourd’hui sur ces évènements ?

Roméo Castellucci : Ce type de réaction ne concerne pas le public, mais une franche très violente et agressive de personnes qui souvent ne voient pas les spectacles et qui ne savent donc pas de quoi ils parlent. En revanche, beaucoup de catholiques ont vu mon spectacle et l’ont aimé. Ces problèmes concernent plus la société française et il ne m’appartient pas de les commenter. Sur le Concept du visage du fils de Dieu a par exemple été joué en Pologne, pays très catholique. 

Mais il faut dire qu’il existe aussi en Pologne une très importante tradition théâtrale et j’aime bien la radicalité qui s’y exprime. Le travail de Grotowski, par exemple, constitue un moment historique fondamental pour la conception du théâtre occidental. Lorsque j’étais plus jeune, il représentait pour moi une référence absolue. Aujourd’hui encore, j’accepte sa radicalité comme l’unique façon de concevoir le théâtre.

« Il faut se mettre à l’écoute de la banalité, entendue comme un espace sacré »

Dans votre travail, vous faites souvent référence à la technologie.

Roméo Castellucci : La technologie représente pour moi à la fois une menace et une nouvelle possibilité de liberté. Je conserve toutefois un rapport très dubitatif, voire superstitieux à la technologie. Je ne crois pas qu’elle puisse changer ou améliorer la vie de l’homme. Cela ne m’empêche pas de l’utiliser, y compris au théâtre. Elle comporte une ambivalence fondamentale, qu’il faut apprendre à exploiter.

Par exemple, nous sommes plongés aujourd’hui dans un flot continu d’images, c’est épouvantable. D’un autre côté, ce flot représente aussi une sorte de désert, un white noise susceptible de conduire à une forme de silence parfait, car il existe toujours une possibilité de fuite pour échapper à ce flot continu. Il suffit de se déconnecter.

Ce white noise dont vous parlez peut-il être perçu comme un nouveau trou noir capable d’influencer votre travail ?

Roméo Castellucci : Mais oui, absolument. C’est un nouveau paysage, un aspect totalement nouveau de l’histoire de l’homme. Nous devenons des spectateurs perpétuels, plongés 24 h/24 dans le flot continu de la communication. L’art est quant à lui une expérience capable d’interrompre ce flux interrompu. Il crée un moment de doute, une pause, une suspension. C’est pour cela que le théâtre n’appartient pas du tout à l’univers de la communication. Il n’y a rien à communiquer. Absolument rien. Le théâtre crée une expérience du temps différente. Il permet une pause qui nous contraint de penser à notre propre place dans le monde, à notre rapport aux autres et au destin de l’espèce.

Dans la tragédie grecque, par exemple, nous sommes seuls face à l’obscène, face à l’horreur de la vie, face au problème d’être né. Même la banalité de la vie quotidienne me paraît être source d’une incroyable profondeur. Pour moi, la banalité du quotidien est déjà quelque chose de sacré. Il faut simplement se mettre à l’écoute, même de la banalité, entendue comme un espace sacré.

Pourquoi dites-vous qu’une fois que les représentations commencent, votre travail est terminé ?

Roméo Castellucci : Parce qu’il n’y a rien de personnel dans ce travail. Je ne défends pas un style et les représentations ne sont pas ma propriété. Je ne crois pas du tout que l’art soit une forme de thérapie, ou que l’artiste serait quelqu’un qui porterait un regard particulier sur l’existence. Je ne suis qu’un visage dans la foule. Mon travail est de faire passer des images ou des tensions qui existent déjà. J’organise entre eux des éléments qui sont déjà là. Quand les représentations commencent, j’abandonne donc le spectacle à lui-même. Toutes les réactions du public deviennent alors possibles et je dois toutes les accepter. 

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