Vous vous déclarez en mission pour rendre le patrimoine utile et vivant. Comment définir l’utilité du patrimoine ?
Thibault Le Marié : Depuis toujours, l’utilité est au cœur même de la raison d’être de ces lieux de vie. C’est cela qu’il faut restaurer en priorité. Historiquement, la fonction des châteaux peut tout à fait être comparée à ce que nous appelons aujourd’hui des incubateurs. Ils étaient des lieux de rencontres et d’échanges entre artistes, politiques, scientifiques, personnalités étrangères, pour faire rayonner la culture, dans toutes ses dimensions, sur l’ensemble d’un territoire. Avec le temps, les châteaux se sont un peu refermés sur eux-mêmes, au point qu’on oublie aujourd’hui cette part importante de leurs fonctions d’origine.
Comment révéler le potentiel du patrimoine et sensibiliser le grand public au rôle essentiel qu’il peut jouer sur un territoire ?
Thibault Le Marié : J’ai l’habitude de comparer les châteaux à des machines-outils qui ne demandent qu’à être réactivées et réutilisées. Il y a beaucoup de machines-outils de ce type en France. Il ne tient qu’à nous de rendre ces monuments historiques à nouveau utiles, de restaurer leur fonction sociétale, d’en faire à nouveau des lieux d’incubation et d’innovation.
Pour l’heure, 30 000 châteaux en France restent à peu près en état de fonctionnement. Mais la moyenne d’âge de leurs propriétaires est de 70 ans. La question de leur transmission se pose donc de manière urgente. Il faut absolument éviter que ce patrimoine soit laissé à l’abandon, et restaurer son utilité. Se contenter de les entretenir pour sauvegarder les murs et faire un travail de mémoire n’est pas suffisant, voire impossible, en particulier pour les châteaux qui appartiennent à des propriétaires privés, confrontés à des coûts d’entretien extrêmement élevés.
Réinventer le rôle sociétal du patrimoine, c’est l’idée de départ de Châteaux des langues. C’est aussi le cœur du projet de Blanc Blanc Blanc : restaurer une blanchisserie de 1768 pour la transformer en un atelier d’upcycling des textiles usagés, mais aussi accueillir des résidences d’artistes internationaux, des étudiants, des artisans locaux.

Le Château de Varambon, près de Lyon, l’un des trois châteaux de Châteaux des langues
La créativité, l’invention, la flexibilité, la nouveauté, sont le propre des incubateurs. Comment articuler ces valeurs avec la notion de patrimoine ?
Thibault Le Marié : Disons que j’adore les relations gagnant-gagnant et que ça me paraît bien correspondre à ce que peuvent s’apporter mutuellement les châteaux, qui ont besoin de vie et d’activité, et beaucoup d’urbains, qui ont besoin de temps, de déconnexion, de nature, de moment de réflexion pour mener à bien un certain nombre de projets. Il y a clairement quelque chose à faire dans cette direction, vous ne croyez pas ?
Justement, comment la restauration d’un lien puissant avec le passé permet-elle d’inventer l’avenir ?
Thibault Le Marié : Cela impose de s’interroger sur la notion d’innovation. Il ne peut y avoir d’innovation véritable qu’à partir du moment où elle est utile. Lorsqu’on voit d’ailleurs le nombre de startups qui lèvent des sommes énormes au nom de l’innovation et qui finalement n’existent plus 5 ou 10 après leur création, il y a effectivement matière à prendre du recul. J’ai souvent le sentiment de consacrer beaucoup de temps et d’énergie à reproduire ce qui marchait finalement très bien il y a 100 ans. Prenons l’exemple des circuits courts, de la sobriété et de l’économie circulaire. À de nombreux égards, cela revient à restaurer à une forme de frugalité collective, que nous avons abandonnée sous l’effet de l’énergie facile, comme l’explique très bien Jean-Marc Jancovici.
Est-ce ce lien entre le passé et l’avenir qui vous conduit à accorder une place particulière aux « seniors » dans le projet Blanc Blanc Blanc, avec un programme de formations dédiées aux actifs en fin de carrière ?
Thibault Le Marié : Quitte à schématiser très rapidement, disons que l’arrivée du numérique a provoqué une inversion de la valeur perçue. Jusqu’aux années 1980/90, l’âge, l’expérience, étaient un gage d’efficacité. Le digital a changé la donne : de manière générale, les plus jeunes y sont bien plus dans leur élément que les plus âgés. Cette évolution conduit souvent à un besoin de réinvention, d’où la baseline de Blanc Blanc Blanc, « Un lieu se réinvente et aide à se réinventer ».
« Il ne peut y avoir d’innovation véritable qu’à partir du moment où elle est utile »
L’idée est d’offrir un lieu pour permettre à tous ceux qui le souhaitent, y compris les cadres les plus expérimentés, d’apprendre un nouveau métier, avec une dimension beaucoup plus manuelle. L’objectif est de participer à l’invention d’un nouveau rythme professionnel, avec la recherche constante d’un bon équilibre vie pro/vie perso, et la possibilité de répartir son temps entre différentes activités. Nous avons prévu d’expérimenter plusieurs dispositifs, avec une phase de test qui débutera à l’automne 2025.
On voit aussi aujourd’hui de nombreux jeunes décider de se réorienter quelques années à peine après la sortie de leurs études. D’où vient selon vous ce besoin de réinvention qui semble toucher toutes les tranches d’âge ?
Thibault Le Marié : Bien sûr, il ne faut pas généraliser, mais on voit bien qu’un mal-être s’installe dans le monde du travail. Mon but n’est évidemment pas de proposer une solution globale, mais d’apporter une réponse à ceux qui en expriment le besoin. Il s’agit aussi de tester des hypothèses. Par exemple, un cadre qui travaillerait un quart de temps en moins pour son employeur pour se consacrer à une activité plus manuelle peut-il se révéler finalement plus épanoui et plus efficace dans son travail ? Aujourd’hui, vous n’imaginez pas les nombre de formations BPREA (NDLR : Brevet Professionnel de Responsable d’Entreprise Agricole ) suivies par des cadres bac +5 qui lâchent tout devenir maraîchers. Ce qui d’ailleurs interroge le bien-fondé du système actuel, puisqu’on se retrouve dans une situation où la collectivité finance de longues années d’études pour qu’au final, les gens recommencent tout à zéro une fois sur le marché du travail.

Thibault Le Marié devant l’ancienne blanchisserie restaurée de Blanc Blanc Blanc
Comment sortir de cette situation ?
Thibault Le Marié : Pourquoi ne pas explorer une troisième voie, et partager son temps entre une activité plus terrienne ou manuelle, et une autre plus ancrée dans le tertiaire et le service ? Et il n’est pas tout à fait impossible que ce pas de côté permette aussi à ceux qui le pratiqueront de devenir plus performants et engagés dans leur travail de bureau. C’est précisément ce que nous allons tester avec Blanc Blanc Blanc.
Les DRH avec lesquels je travaille via Château des langues valident en général cette hypothèse, tout en reconnaissant que cette répartition du temps de travail pose de vrais défis organisationnels. En revanche, beaucoup regrettent aussi d’avoir vu partir des personnes avec de vrais potentiels faute d’avoir pu trouver ce type d’équilibre professionnel. Au final, si la preuve est faite que le gain pour les entreprises se révèle plus important que les pertes, alors la situation pourra peut-être se débloquer. Cet équilibre permettrait en outre aux personnes qui le souhaitent de tester une nouvelle activité, de la soumettre à l’épreuve de la réalité, et de s’assurer qu’elle leur convient réellement, au lieu de se lancer tête baissée dans une nouvelle vie un peu trop idéalisée.
Ceux qui trouveraient leur équilibre dans une double activité apporteraient également une vraie solution à nombres d’activités saisonnières. Les maraîchers, par exemple, n’ont pas grand-chose à faire en hiver. Il est donc structurellement très compliqué pour eux de se staffer. Le fait de disposer facilement de ressources qualifiées pendant les pics d’activité leur serait certainement très précieux.
Vous avez la quarantaine et êtes encore éloigné des préoccupations liées à la retraite. Pourtant, dans le cadre de Blanc Blanc Blanc, vous avez décidé de proposer également des formations spécifiques pour bien préparer la fin de vie professionnelle. Pouvez-vous expliquer votre démarche ?
Thibault Le Marié : Rester actif est le meilleur moyen de bien vieillir. Là encore, pourquoi ne pas imaginer profiter du départ à la retraite pour apprendre un nouveau métier et aller travailler par exemple une semaine par mois chez un ébéniste ? Encore une fois, cela pose certainement des problèmes d’organisation, mais peut aussi créer un nouveau cadre d’emploi intéressant qui mérite d’être testé.
Propos recueillis par
Joévin Canet
Pour aller plus loin
Visitez les sites de Châteaux des langues et de Blanc Blanc Blanc.